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ALICE PFEIFFER

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Scène de ménage.






Finalement on a parlé de quoi avec Alice ? De ménage ? Oui ! Il a été question du haut et du bas, du sale et du propre, des tâches nobles et de celles qui ne les sont pas — de la culture poubelle au pinkwashing — mais il a surtout été question des espaces de mobilité à investir, de la nécessité de créer des ponts entre les champs et les cultures, et de l’existence d’ascenseurs sociaux. Passer une heure avec Alice Pfeiffer, c’est se faire dépoussiérer la machine à clichés !



Un verre d’eau et une assiette de cookies entre les mains, on a commencé par traverser la Manche. Rassasiée de cartoons communistes et assoiffée de comédies romantiques, la jeune Alice, future journaliste queer et féministe, débarque ado en Angleterre. Elle est rapidement galvanisée par cette « culture poubelle hyper assumée, tabloïds, télé-réalités, Primark énormes, vomi de fringues. Ils n’ont pas peur de leur culture populaire au contraire, le rock vient du peuple et pas de l’aristocratie». Mais ce qu’Alice expérimente surtout en Angleterre c’est la vraie place donnée à l’adolescence et à la très jeune vie adulte. « Ce qui est très malin c’est qu’on te forme très tôt à pouvoir faire des trucs que tu vas pouvoir utiliser plus tard », qu’il s’agisse de cuisine ou de latin. C’est à ce moment là, d’ailleurs, au lycée, qu’elle fait des cultural studies, parce que « tu peux le faire au niveau du bac, il n’y a pas de distinction bac, bac pro, ni de culture noble et parfaite », ce qu’on donne aux jeunes dans cette discipline ce sont des outils sociologiques pour la vie réelle. « On te dit : “Tiens lis L’Orientalisme d’Edward Saïd et explique moi en quoi ça s’applique au personnage qu’est M.I.A” et c’est génial parce que ça permet aux petits d’aller à des concerts ou de regarder des clips toute la journée et de se dire “Ha oui tiens, ça me rappelle Spivak”».



Après un master de gender studies à la London school of Economics, elle commence à écrire pour la presse. « J’écrivais pour l’Herald Tribune, renommé l’International New York Times. C’était l’époque où il y avait un basculement bizarre, avec la presse web qui démarrait, c’était affreusement mal payé, mal régulé, c’était un peu la sous-presse et personne ne voulait y toucher ». Il y avait une hiérarchie des sujets comme des rédacteurs : intéressant en print, poubelle en web. Mais du point de vue d’Alice, cette hiérarchie s’avère intéressante, parce qu’elle permet de caser des sujets plus obscurs, « un peu comme les séries le sont au cinéma maintenant, où tu te dis : il y a le vrai grand cinéma et tout le reste, et finalement c’est tout le reste qui est le plus intéressant, parce que les voix sont moins formatées et qu’il y a moins de copinage ». Alice fait donc aussi le blog du New York times et puis Daze & Confused, « j’écrivais pour leur site, Daze Digital, qui venait d’être lancé ».



Deux cookies plus tard, on revient en France. Et là, « quand tu reviens d’Angleterre, les gens sont d’un ennui… ! Alors tout le monde est très très joli, très maigre, très très chic. Les jeunes sont habillé•e•s comme leur mère, et ils•elles sont extrêmement contents de ressembler à leur mère ! Des boutiques en font même la pub. Mais c’est le créneau de l’enfer, ado, personne n’a envie de ressembler à sa mère ! ». Alice qui adore le vêtement, plus que la mode, précise-t-elle, observe déjà ce qu’il y a d’intriguant entre les rapports sociaux et la culture fashion.



Toujours en quête de mobilité intellectuelle, Alice qui officie désormais dans la presse-poubelle avec enthousiasme, descend encore un peu plus bas, histoire de toucher le fond de la question, et se met à écrire des articles de mode ! Elle se souvient de son boss qui lui avait dit comme un compliment : « Te connaissant Alice, t’es pas vraiment le genre de fille qui a envie de faire de la mode » en gros “je sais que t’es une vraie journaliste” sous entendu “tu as échappé au piège de la frivolité féminine qui prétend faire du journalisme mais qui en fait a juste envie de se maquiller” ». Pourtant, pas de sous-titres dans la tête d’Alice, investir ce sujet qui ramène aussi les annonceurs n’a rien d’avilissant pour elle, il y a là quelque chose d’essentiel et d’absolument contemporain qui va trop vite pour qu’on l’étudie plus tard.



Cookies suivants. « Tout ce snobisme me fascinait, je voulais absolument faire quelque chose dans la presse féminine parce que beaucoup de qui se passe en général dans nos sociétés est lié au vêtement. » Les collections de luxe parisiennes qui sont retravaillées pour les riches moyen-orientaux alors que tout signe religieux est proscrit pour de plus pauvres nord-africains, « la tension entre ces deux arabités, il y a plein de choses de l’histoire de France à regarder comme ça ». Elle évoque aussi le retour du sportswear pour les riches qui exclue la source d’une vraie culture dite “de rue” en France, ou encore, cette époque que l’on vit, où une femme comme Cécile Duflot, qui vient à l’Assemblée nationale en robe, se fait siffler. « Mais que sont-ils ces hommes politiques de 60 ans qui sont incapables de se tenir à la vue d’une robe ? ». Fascinée, elle l’est également par le langage visuel de l’accessoire. « La pince à cheveu en plastoc pourri de Marine Le Pen ! Cette pince de chez le coiffeur qui dit “je suis comme vous” à son électorat ! Comme si c’était sa norme, elle qui a grandi dans un château, on voit bien que le truc ne sort pas de la maison ! C’est super intéressant de voir qui soutient qui au niveau identitaire. »



La fascination n’exclue pas les doutes quant à l’écueil de l’engagement “à la mode” et la cyclicité des tendances politiques qui changent aussi rapidement que celles des vêtements : « Le cancer du sein, le sida, le gender neutral, deux saisons après, on l’aura trop vu, on l’aura trop fait. Mettre un hashtag c’est pas assez, faire un tee-shirt c’est pas assez, soutenir tes copines c’est pas assez. Où sont les vrais problèmes à l’heure actuelle ? Je suis très contente de voir plus de coming out, plus de filles ouvertement gays, mais comment on évite de tomber dans du pinkwashing ? Comment être des bons alliés pour les personnes qui ont moins de visibilité ? C’est pas grave, ou bien, ou mal qu’une marque dise « super, je vais avoir une égérie trans ce mois-ci », mais est-ce qu’elle serait prête à avoir une égérie trans PDG de la boîte ? », « tu prends le visage d’une femme voilée pour ta campagne, très bien, mais est-ce que tu serais prêt•e à avoir une PDG voilée qui représenterait ta boîte ? Sûrement pas. Et si t’es pas prêt•e à perdre de l’argent pour, ben t’as pas fait grand chose. » Ce qui se passe en revanche avec la fourrure, admet-elle, la fourrure étant un marqueur social important, les marques qui s’engagent à ne plus l’utiliser prennent vraiment le risque de perdre leurs clients les plus juteux et ça c’est un véritable engagement.



Après avoir été rédactrice en chef du magazine Antidote, Alice Pfeiffer continue à écrire pour les Inrocks, Le Monde, Nova, etc. Aujourd’hui, elle prépare un livre sur le mythe de la parisienne. Comment cette image d’une « parisienne en talon 12 avec un béret en train de manger des croissants toute la journée » continue-t-elle à s’imposer alors qu’en fait « on a une culture urbaine et populaire qui est extrêmement marquée qu’on ne regarde pas mais qui fait absolument partie de Paris ». Qui sont les autres parisiennes ? Elle décrypte des mots d’usage courant qui en disent long derrière comme “cagole”, “beurette”, “panthère” ! « Ce mot horrible pour les filles noires qui sont forcément animalisées ! » « Le but c’est de comprendre comment on a réussi à fabriquer un mono mythe qui n’existe pas ailleurs et en quoi ce mono mythe est la pointe de l’iceberg d’un système d’exclusion beaucoup plus large de la plupart des femmes en France. »



J’acquiesce pensivement en fixant la pile de cookies. Ils sont emballés chacun d’un papier très fin et estampillés d’un logo pâtissier à l’ancienne. Mais d’où sortent-ils tous ces cookies? D’un buffet hyper chic où Alice était hier, elle en a rempli son sac. Et piquer d’excellents cookies sur un buffet gratuit, ça dit quoi dans l’encyclopédie parisienne d’Alice ? Ça dit : « Pique-assiette » ! « C’est un mot très français qui décèle un mépris de classe incroyable. “Parvenu”, “carriériste”, “nouveau riche”, dans d’autres mondes, il s’agit de success story, c’est plutôt une bonne nouvelle normalement, ça veut dire qu’il y a une mobilité, qu’il y a un ascenseur social dans le pays. C’est de là que vient le succès du maire de Londres Sadiq Kahn, et les anglais•e•s adorent dire “voilà de quoi est capable notre pays” ! Il est devenu l’allégorie vivante du succès ».

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