JOANA PREISS
La vie ondule.
« Si tu veux on peut commencer par la fin ». C’est que je suggère à Joana, quand d’habitude je propose plutôt l’ascension tranquille du comment es-tu arrivée là. Joana ne commencera pourtant, ni par le début, ni par la fin, mais … par les deux ; car, me dit-elle d’emblée, « je suis exactement là où j’ai commencé ».
« Il y a un commencement. Il y a un commencement qui n’a pas encore commencé à être. Il y a l’être. Il y a le non être. Il y a le non être qui n’a pas commencé à être. Il y a le non-être qui n’a pas commencé à être un non-être qui n’a pas commencé à être. Soudain il y a le non être. Mais je ne sais pas en ce qui concerne le non-être, lequel est réellement l’être et lequel le non-être. Maintenant je viens de dire quelque chose mais je ne sais pas si ce que j’ai dit a réellement dit quelque chose ou non ».
Oh pardon, non, ce ne sont pas les mots de Joana, ni la caricature d’un monologue de l’un de ses personnages au cinéma ou au théâtre. Pas les mots d’Olivier Assayas, ni ceux de Christophe Honoré. Ce n’est pas non plus le texte « un peu absurde », comme elle dit, d’une chanson qu’elle aurait écrite pour son groupe White Tahina avec Vincent Epplay. Ça pourrait être le début de son horoscope par le délicieux Rob Brezsny. « Gémeaux, dans les semaines qui viennent, je te propose de méditer attentivement ces mots de Tchouang-Tseu, etc. » (Gémeaux, mais bien-sûr, l’être double !) Non plus, non.
Ces mots sont bien ceux du penseur chinois, né au IVème siècle av. JC, mais ils clôturent le livre d’un anthropologue canadien. Ce livre m’est revenu très clairement à l’esprit en écoutant Joana Preiss me parler d’expérience et d’interprétation.
Mais commençons par là où elle veut commencer, c’est-à-dire par cette double entrée : hier et aujourd’hui.
« À 18 ans j’étais exactement là où je suis aujourd’hui ». Aujourd’hui, Joana est à la fois sur scène dans une adaptation de La Dame aux Camélias par Arthur Nauzyciel et Valérie Mréjen, comme à ses débuts, lorsque son corps et sa jeune voix, formés à la danse et au chant classique, se retrouvent propulsés directement sur les planches dans les spectacles de Pascal Rambert, et à la fois lectrice de journaux intimes, ceux d’Anaïs Nin, qu’elle avait déjà lus avec passion… à ses 18 ans donc. Revenir au théâtre aujourd’hui, relire les lettres d’Anaïs Nin à Henry Miller, relire par ailleurs ses propres journaux intimes qu’elle rédigeait hier et constater que tout est déjà là, voilà ce que me raconte Joana.
« La vie ondule » me dit-elle plus loin.
C’est ce que je relis à peine dans mes notes qui s’entremêlent sur une feuille A4 trop petite. Il y a deux niveaux de lecture, deux couleurs, il y a ce que j’ai noté pendant l’interview et ce que j’ai noté par dessus, entre les lignes, debout en cuisinant, avant de déposer mon fils au foot. C’est différent. J’ai entendu d’autres choses. Mais tout cela communique.
Nan Goldin parle de son travail photographique comme d’une seconde mémoire, elle cherche à retenir et à fixer les moments fugaces d’une pure énergie vitale en perpétuelle évolution. Elle photographie ses amis qu’elle aime et quand elle achète une œuvre — elle collectionne aussi le travail des autres — elle cherche toujours à rencontrer l’artiste, l’humain•e derrière l’objet.
Nan a beaucoup photographié Joana, quand elles sont devenues amies, après s’être rencontrées à Berlin et avoir habité un temps ensemble à New-York, nue ou non, avec son fils ou son partenaire, dans des moments toujours intimes, jamais impudiques. Joana insiste. Il s’agit exactement de cela aussi dans le film qu’elle réalise Sibérie et qui met en scène l’histoire d’amour réelle entre elle et Bruno Dumont, complètement réinventée au montage. Il s’agit d’une recherche de l’intime très profonde et de sa transformation.
Recréer un présent avec une matière qui est sienne, ou autre, retravailler un langage. C’est ce qu’elle fait aussi lorsqu’elle chante. Elle est traversée me dit-elle. À New-York, elle a eu la chance d’étudier le chant contemporain avec Joan La Barbara, une grande interprète de John Cage, deux êtres qui l’ont beaucoup influencée, dont elle a appris l’art et la prépondérance de l’improvisation, l’accueil en soi de chants populaires et tribaux comme une sorte de mémoire collective qui l’habite encore chaque fois qu’elle fabrique ces sortes de paysages sonores dont elle est l’instrument.
« Je rentre dans des états physiques que je ne maîtrise pas du tout, qui sont encore surprenants pour moi. Quand je rentre dans cet état là, je pense toujours au serpent qui mue. C’est comme si je devais me débarrasser d’une partie de moi. »
À ce moment précis, c’est moi qui me suis sentie traversée. Un lointain souvenir de la lecture d’un livre saisissant, de serpents et d’ADN, rendait très clair tout ce que me disait Joana.
Ce livre c’est « Le serpent cosmique. L’ADN et les origines du savoir » où Jeremy Narby un jeune anthropologue canadien, étudiant l’écologie d’un peuple indigène de l’Amazonie péruvienne, se trouve confronté à une énigme : Les Amérindiens lui expliquent invariablement que leurs connaissances botaniques proviennent des hallucinations induites par certaines plantes, et dans ces visons apparaissent des serpents, doubles et fluorescents, peu importe qui consomme l’ayahuasca, chaman, touriste de passage, à divers endroits de la planète.
Sur dix ans, il réunit suffisamment d’indices pour être convaincu que la réponse à cette énigme ce sont ces serpents entrelacés, ces guides jumeaux, l’ADN, molécule de vie présente dans chaque être vivant et véritable substance linguistique. Il lui aura fallu ce temps long de défocalisation pour quitter les a priori du rationalisme occidental et s’ouvrir à l’extraordinaire, souvent négligé par la recherche.
« Pour changer ce que l’on voit, il est parfois nécessaire de changer ce que l’on croit » écrit-il.
« Tout compte fait la sagesse exige non seulement l’investigation de nombreuses choses mais aussi la contemplation du mystère » Ce sont ses derniers mots qui accompagnent ceux de Tchouang-Tseu, dont la parabole du Rêve du papillon, en inspira plus d’un•e, de Borgès à Lovecraft.
Joana explore les mystères de l’intime, du sien, et d’une intimité sans doute plus collective, très profonde, et les transforme à travers elle.
Pendant l’interview je m’amusais de lui faire savoir qu’à la suite d’un extrait en ligne de son film Sibérie, avait démarrer une vidéo sur des enfants qui racontaient avoir eu des vies antérieures, et ce, dès leur plus jeune âge. Je me suis laissée entraînée. L’un d’eux disait être la réincarnation de son grand-père. Un jour, alors que son père le changeait il lui avait dit du haut de la table à langer et les fesses à l’air : « Tu sais quand j’avais ton âge, moi aussi je changeais tes couches. »
On a parlé longtemps de son fils aussi, qu’elle a eu très jeune, Lou Rambert-Preiss, et qui aujourd’hui, à 25 ans est déjà un réalisateur avec une vraie vision. Il l’accompagne à la guitare électrique quand elle chante chez Kamel Mennour, il n’est pas loin quand elle chante a capella au Silencio, à l’Église Saint Merri ou dans la forêt.
« Autrement dit, ils sont constitués de leur propre langage ! » exulte Narby au téléphone avec un vieil ami écrivain. « Oui et comme l’ADN, ils se dédoublent pour communiquer leur information » répond le vieil ami. « Attends je vais noter ce que tu viens de dire.»
« On a grandi ensemble. J’ai autant appris de lui, que lui de moi », reprend Joana
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Le rêve du Papillon.
Zhuangzi rêva une fois qu’il était un papillon, un papillon qui voletait et voltigeait alentour, heureux de lui-même et faisant ce qui lui plaisait. Il ne savait pas qu’il était Zhuangzi. Soudain, il se réveilla, et il se tenait là, un Zhuangzi indiscutable et massif. Mais il ne savait pas s’il était Zhuangzi qui avait rêvé qu’il était un papillon, ou un papillon qui rêvait qu’il était Zhuangzi. Entre Zhuangzi et un papillon, il doit bien exister une différence ! C’est ce qu’on appelle la Transformation des choses.
Tchouang-Tseu (alias Zhuangzi),dans son Zhuangzi, chapitre II, « Discours sur l’identité des choses »
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Post-scriptum :
« C’est amusant », me dit-elle plus tard dans un email, « avant de venir à notre interview je pensais à un vers de Rainer Maria Rilke dans Les Sonnets à Orphée. Ce vers dit :« Wolle die Wandlung. O sei fûr die Flamme begeistert » qui se traduit par : « Veuille la transformation, Ô sois épris de la flamme » ou encore par « Veuille être transformé , Ô ! que la flamme te grise ! », finalement ce vers existe en transparence ici.