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MARIE CHEMORIN

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Pour exorciser nos peurs mangeons-les !


J’arrive chez Marie Chemorin. Elle se fiche de moi parce que je fais partie de ces paresseuses qui montent deux étages en ascenseur. Bah, je rigole, lui claque une bise, et m’affale à la grande table de sa cuisine. Je gémis parce que la chaise est trop basse puis m’installe finalement dans un fauteuil plus haut. Un tonnerre assourdissant de marteaux-piqueurs retentit à la fenêtre. Je démarre l’enregistrement.



Nous discutons dans un premier temps de l’ambiance des dîners des Wise Women. Marie, qui a préparé chacun des six repas depuis le début avec autant d’enthousiasme que de délicatesse, commence à en avoir une certaine expérience. Elle dirait que les nuances sont très subtiles, le déroulé est toujours le même, cependant elle a trouvé le dernier plus chaleureux, plus tendre, peut-être l’était-elle elle-même, tendre, ce soir-là, se demande-t-elle…



Je profite de ce moment pendant lequel Marie songe, debout, mon sachet de thé à la main, pour poser ma seule et unique question. Je n’aurais pas l’occasion d’en poser d’autres. C’est-à-dire que ce n’est pas dans un omnibus de campagne que je viens de grimper là mes ami•e•s, mais bien dans une pirogue géante qui s’apprête à descendre le fleuve Amazone !



« J’ai un doctorat d’ethnoarchéologie, vrombit-t-elle, illico. L’ethnoarchéologie, c’est voir, de l’antiquité à nos jours, la permanence des choses, ou non. Quand j’ai passé ma thèse je savais que je ne voulais pas rentrer au CNRS, je faisais beaucoup de reportages en Colombie un peu partout, j’écrivais beaucoup et puis je suis devenue journaliste, dans ma discipline. En voyage c’était magnifique mais quand tu revenais c’était un milieu usant. C’était pas ça et il y a des moments où il faut lâcher prise, même si c’est des trucs auxquels tu crois profondément. Un matin je me suis réveillée et je me suis dit : « Je vais passer mon CAP de cuisine ! ». »



Je porte à mes lèvres la minuscule tasse en porcelaine fleurie remplie du thé brûlant que Marie vient de me servir tout en observant qu’il y a beaucoup de vaisselle 19ème siècle autour de nous ; Marie s’en sert sans doute pour les repas de mariage qu’elle met en scène.



« Et là je suis devenue — RIEN ! » Je manque de m’étrangler et repose aussitôt la toute petite tasse. Dehors les marteaux-piqueurs reprennent de plus belle. « T’imagines, alors que j’étais journaliste pour Géo, que j’allais partout ! J’ai perdu mes repères, mes références ! C’était une période un peu difficile. Et puis il a fallu créer une entreprise ! Moi qui ne suis pas du tout une femme d’affaire… Enfin, petit à petit je suis devenue chef à domicile, et là, ethnologiquement parlant, c’était à mourir de rire. » Elle rit de bon cœur. « Écoute, j’ai regardé “Festen” hier soir, parfois c’était vraiment ça. »







Jusqu’ici c’était la partie paisible et sûre de notre voyage. Je ne peux que résumer ce qui va suivre pour ne pas vous effrayer. Je ne vais faire qu’évoquer une Marie Chemorin déguisée en professeur machin disséquant un golem farci, avec des yeux de poupée qui bougent, accompagné d’un poulet à pattes de calamar, devant une banderole où il est écrit : « Pour exorciser nos peurs, mangeons-les ! ». De la peur, il en sera question. De la vie et de la mort aussi, à tous les niveaux de ses créations. « À ce moment-là, m’explique Marie, la nourriture a pris un autre sens que celle du partage, c’est devenu un mode d’expression ».



Elle en fera toute une série de ces peurs comestibles et bizarrement, elle n’en avait pas conscience, mais c’était des peurs écologiques. « Ça a commencé avec le Stromboli, à cause du film de Rossellini. Il y avait une montagne de riz noir, de haricots noirs et de seiches à l’encre, porté par des mecs barbus en marcel, ça fumait, on posait tout ça, et je disais aux gens : « Fouillez la montagne ! » On creusait à la cuillère et une coulée de poivrons rouges dégoulinait, c’était l’éruption volcanique. Je l’ai refait à l’Opéra culinaire à la Villa Rose. »



Une autre fois c’était un curaçao bleu dans lequel flottait un gros nuage de blancs en neige. Des serviteurs passaient avec un petit verre de mélasse et disaient : « C’est à vous de gérer la pollution comme vous l’entendez ». C’était le drame de l’Erika. Je m’enquiers alors, d’un air concerné, si les gens polluaient volontiers. « OUI ! » s’exclame-t-elle « car ça devenait délicieux ! »



Plus tard elle inondera des pains surprises de jus d’estragon en s’inspirant du barrage des Trois Gorges en Chine qui avait englouti des milliers de villages. Elle repense aux pertes démesurées qu’avait engendré cette construction. « C’était terrible, surtout en tant qu’archéologue… Tu vois, c’est marrant, j’ai arrêté l’ethnoarchéologie et en fait c’est très présent dans ma vie, c’est même ça qui me conduit et la nourriture est un moyen d’exprimer tout ça. Le côté éphémère peut-être. Depuis très longtemps déjà, il y a quelque chose qui me taraude, c’est pourquoi une civilisation naît et meurt, pourquoi c’est inéluctable ? »



Elle en créera une, d’ailleurs, de civilisation comestible, à Main d’œuvre, à l’occasion de la Cop 21. Une civilisation organisant sa propre destruction qui était faite de pain, de restes de gâteaux brûlés et de végétaux. « Ça sentait la réglisse et les gens étaient fascinés par la destruction, s’étonne-t-elle encore. Mais dans ce chaos, j’avais installé des toutes petites tombes, celle des artistes, des intellectuels, et toujours cette petite chaise — j’adore Tarkowski — devant une fenêtre ouverte. C’est-à-dire que dans chaque univers tu as la pensée, le cinéma, ce qui fait l’espoir quoi. »



Avant que je dévale les escaliers quatre à quatre, plus affamée que jamais, Marie me raconte que l’une des civilisations les plus brèves, et qui la fascine depuis toujours, est celle des Étrusques. Ils étaient considérés comme des pirates, parait-il, et leur réputation de débauchés était due au fait que les femmes y étaient assez libres, pouvant participer aux banquets, ayant le droit de porter un nom qui leur soit propre, et étant enterrées avec les mêmes égards que les hommes. Nombreux et nombreuses, sont celles et ceux qui déplorent encore aujourd’hui la fin de cette belle civilisation, vaincue par les Romains, pour une simple question de sel.






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